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Projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse

Mercredi 24 janvier 2024, les députés ont examiné en séance publique le projet de loi constitutionnel relatif à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse. L'ensemble du texte a été voté le 30 janvier et transmis au Sénat pour examen le 28 février 2024. Les interventions en tribune sont en ligne.

Actualité législative

Mercredi 24 janvier 2024, les députés ont examiné en séance publique le projet de loi constitutionnel relatif à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse. L’ensemble du texte a été voté le 30 janvier et transmis au Sénat pour examen le 28 février 2024.

Les interventions avant la discussion générale ont vu à la tribune le garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, la ministre déléguée chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations, Aurore Bergé, le rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République Guillaume Gouffier Valente, président de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, Sacha Houlié et présidente de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes Véronique Riotton pour présenter ce projet de loi constitutionnel.

Retrouver en ligne l’ensemble de ces interventions de présentation des enjeux de cette réforme constitutionnelle.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la Justice

« Madame la présidente, madame la ministre déléguée chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations – chère Aurore –, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les députés, « Les filles comme moi gâchaient la journée des médecins. […] elles les obligeaient à se rappeler la loi qui pouvait les envoyer en prison et leur interdire d’exercer pour toujours. Ils n’osaient pas dire la vérité, qu’ils n’allaient pas risquer de tout perdre pour les beaux yeux d’une demoiselle assez stupide pour se faire mettre en cloque. »


C’est par ces mots que la narratrice du roman L’Événement, d’Annie Ernaux, se remémore les circonstances de son avortement clandestin en janvier 1964. Ces mots pourraient être ceux de nos mères, de nos sœurs, de nos grands-mères, de nos tantes, de nos amies. Ces mots pourraient être ceux de toutes les femmes qui ont vécu dans leur chair l’interdiction de l’avortement, ce sentiment de ne pas pouvoir disposer de leur corps, d’être à la merci d’une grossesse qu’elles ne désiraient pas.


Ces mots et la souffrance qu’ils définissent nous obligent. Ils nous rappellent un fait simple : il n’y a pas de démocratie digne de ce nom lorsque la moitié de sa population ne peut s’émanciper. Non, une démocratie ne peut pas maîtriser son destin si les femmes qui y vivent n’ont pas la liberté de maîtriser le leur. La liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) n’est pas une liberté comme les autres, car elle permet aux femmes de décider de leur avenir.


L’histoire regorge d’exemples de libertés et droits fondamentaux, conquis au prix du sang et des larmes, que tous – je dis bien : tous – croyaient définitivement acquis, et qui, dans la stupeur ou l’indifférence, ont été balayés d’un revers de manche. C’est d’ailleurs l’histoire de la femme qui nous en offre les plus cruels exemples. Oui, les premiers droits qui disparaissent sont souvent ceux des femmes. C’est ce que nous a rappelé récemment la décision de la Cour suprême des États-Unis. Cet exemple rend plus que jamais criants de vérité les mots de Simone de Beauvoir rapportés par Claudine Monteil : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. » Nous avons désormais la preuve irréfutable que plus aucune démocratie, pas même la plus grande d’entre toutes, n’est à l’abri.


Je suis particulièrement fier d’être parmi vous pour défendre le projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse. Si je parle d’un projet de loi, c’est bien parce que ce texte est présenté par le Gouvernement, mais je dois à la vérité de dire qu’il s’agit plutôt d’une forme de troisième lecture, tant les initiatives parlementaires ont été nombreuses et tant le sujet a été débattu au Parlement ces derniers mois. Je veux ici rendre solennellement hommage à l’ensemble des initiatives parlementaires, de celle de l’ancienne présidente Bergé – ma chère Aurore – à celle de la présidente Panot, en passant par celle de la sénatrice Mélanie Vogel et celle du sénateur Philippe Bas.


Le projet que je vous présente fait suite à ces travaux et à la volonté exprimée par le Président de la République d’inscrire cette liberté dans le marbre de la Constitution. Le 8 mars dernier, dans le discours qu’il a prononcé en hommage à Gisèle Halimi, il a émis le souhait de « changer notre Constitution afin d’y graver la liberté des femmes à recourir à l’interruption volontaire de grossesse pour assurer solennellement que rien ne pourra entraver ou défaire ce qui sera ainsi irréversible ». Voilà ce que nous nous apprêtons à faire cet après-midi à l’Assemblée nationale.


Ainsi que le Conseil d’État l’a souligné dans son avis d’une très grande qualité, il n’existe pas aujourd’hui de véritable protection supralégislative du droit ou de la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse. La Convention européenne des droits de l’homme ne comporte pas de disposition spécifique relative à l’avortement. Par ailleurs, la Cour européenne des droits de l’homme considère que le droit au respect de la vie privée et familiale, protégé par l’article 8 de la Convention, ne consacre pas un droit à l’avortement. De la même manière, la Cour de justice de l’Union européenne se borne à rappeler, en l’absence de disposition spécifique sur ce point, la compétence des États membres et renvoie à l’appréciation du législateur national.


Quant au Conseil constitutionnel, il a jugé conforme à la Constitution les différentes lois relatives à l’interruption volontaire de grossesse. Ce faisant, il a examiné l’équilibre ménagé entre, d’une part, la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation et, d’autre part, la liberté de la femme qui découle de l’article 2 de la Déclaration de 1789. Il n’est pas allé plus loin ; il a même pris le soin de souligner, au sujet de l’interruption volontaire de grossesse, qu’il « ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement » et qu’il ne lui appartient donc pas « de remettre en cause, au regard de l’état des connaissances et des techniques, les dispositions prises par le législateur ». Ainsi, la liberté des femmes de recourir à l’interruption volontaire de grossesse ne bénéficie pas, à ce jour, d’une véritable consécration constitutionnelle.


Lorsqu’elle s’est exprimée devant l’Assemblée nationale le 26 novembre 1974 pour défendre sa grande loi, Simone Veil a inscrit son projet sous le signe de l’espérance. Permettez-moi de reprendre humblement les mots par lesquels elle a conclu son discours, afin de convaincre les députés encore hésitants : « Je ne suis pas de ceux et de celles qui redoutent l’avenir. » Simone Veil croyait profondément que la loi qu’elle présentait alors permettrait à la société française de progresser. L’avenir lui a, bien heureusement, donné raison.
Mais, car il y a un « mais »… Près de cinquante ans après la légalisation de l’avortement, j’aimerais tant vous dire à cette tribune que non, moi non plus, je ne redoute pas l’avenir. J’aimerais tant pouvoir vous dire que je ne suis pas de ceux qui s’inquiètent face à l’avenir et aux incertitudes qu’il charrie parfois. J’aimerais tant être de ceux qui, tranquilles et d’un pas assuré, avancent insouciants sur le chemin de la vie, croyant que ce qui est acquis l’est pour toujours. J’aimerais tant, enfin, être de ceux qui, d’un revers de main, balayent les exemples étrangers dans lesquels le droit recule et, avec lui, souvent, la condition des femmes. Tel est le cas aux États-Unis, en Hongrie ou encore en Pologne, où les femmes sont forcées, avant d’avorter, d’écouter les battements de cœur du fœtus.


Qui peut garantir que ce qui s’est produit outre-Atlantique ne pourra pas se produire en France ? Non pas demain, bien sûr, mais à plus long terme. Le pire n’est jamais certain ; le meilleur, non plus. C’est en raison de cette incertitude que je suis favorable à ce que l’on élève la grande loi Veil, celle de 1975 telle qu’elle a été modifiée, au sommet de notre hiérarchie des normes. À ceux qui répondent que l’IVG n’est pas menacée en France, je dis que l’on écrit la Constitution non seulement pour le présent, mais d’abord et surtout pour l’avenir.

Le propre même de la loi suprême est de durer, de valoir pour l’avenir, en protégeant nos droits, les acquis démocratiques et notre État de droit.


Vous l’avez compris, l’objectif du Gouvernement est clair. Il rejoint, je crois, les positions déjà exprimées par l’Assemblée nationale et le Sénat. Il s’agit, par le présent projet de loi constitutionnelle, d’accorder à cette liberté une véritable protection constitutionnelle, laquelle doit être suffisamment souple pour permettre au législateur de continuer son œuvre en la matière, donc ménager un équilibre satisfaisant au regard, notamment, des évolutions techniques, médicales ou scientifiques qui pourraient advenir. Il s’agit d’empêcher que le législateur puisse un jour interdire tout recours à l’interruption volontaire de grossesse ou qu’il en restreigne si drastiquement les conditions d’accès que la substance même de la liberté d’y recourir s’en trouverait irrémédiablement atteinte. Voilà notre objectif.


Le Gouvernement s’est attelé à trouver un équilibre entre les versions votées au Sénat et à l’Assemblée. La rédaction proposée permet de répondre non seulement aux attentes, mais aussi aux craintes d’une grande partie des parlementaires. Le Gouvernement souhaite consacrer pleinement la valeur constitutionnelle de la liberté de la femme de recourir à l’interruption volontaire de grossesse, tout en reconnaissant le rôle du législateur d’organiser les conditions d’exercice de cette liberté.


En effet, le projet de loi constitutionnelle comporte une disposition unique ayant pour objet de modifier l’article 34 de la Constitution en y ajoutant, après le dix-septième alinéa, un alinéa ainsi rédigé : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ».


Le Gouvernement a tout d’abord retenu l’article 34 de la Constitution, comme l’avait fait le Sénat. En termes juridiques, cet emplacement paraît en effet le plus adapté. Il faut rappeler que la jurisprudence du Conseil constitutionnel reconnaît que l’article 34 de la Constitution peut, contrairement à ce qu’une première lecture pourrait sembler indiquer, accueillir des règles de fond et mettre des obligations positives à la charge du législateur. C’est ce qui a été fait avec la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, qui a prévu à l’article 34 que la loi fixe les règles concernant « la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias ».


Le projet fait par ailleurs le choix du mot « liberté » plutôt que du mot « droit ». Ce choix, très commenté, ne doit pas être surestimé. Car, ainsi que l’a relevé dans son avis le Conseil d’État, il n’existe pas, en droit positif ni dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, de différence établie entre les deux termes. Si le Gouvernement a choisi ce terme, c’est dans un souci de clarté : il ne s’agit pas de créer un droit absolu et sans limite, mais de faire référence à l’autonomie de la femme et de garantir ainsi l’exercice d’une liberté qui lui appartient, dans les conditions prévues par la loi.


Enfin, le Gouvernement a souhaité, par la rédaction qu’il propose, insister sur le fait que si les conditions de cette liberté sont déterminées par le législateur, cette liberté doit rester dans tous les cas garantie aux femmes qui en bénéficient. C’est là un point particulièrement important. Le mot « garantie », issu des travaux menés par votre assemblée, vise là encore à exprimer clairement l’intention qui nous anime. Que les choses soient bien claires : il s’agit non d’une simple attribution de compétence au législateur, mais bien de la création d’une obligation positive à sa charge, celle de protéger une liberté que la Constitution garantit dans les conditions qu’il estime appropriées. L’objectif est bien qu’aucune majorité future ne puisse réellement porter atteinte à la liberté intangible qu’est celle pour la femme de disposer de son corps.

Un mot, enfin, sur les effets attendus de cette révision constitutionnelle.


Tout d’abord – c’est un point important –, aucune disposition législative en vigueur ne devrait se voir remise en cause par l’adoption de cette révision de la Constitution. Le Conseil d’État lui-même l’a constaté, et telle est bien l’intention du Gouvernement. De manière claire et précise, et pour répondre par anticipation à certaines craintes exprimées ici ou là – je pense notamment à celles de la députée Bonnivard, qui pose des questions légitimes –, la consécration de cette liberté n’emporte la remise en question d’aucune autre liberté, et surtout pas de la liberté de conscience des médecins et des sages-femmes, qui leur permet de choisir de ne pas pratiquer d’IVG si cet acte est contraire à leurs convictions. Cette liberté-là est totalement préservée. Autre point important, le principe de respect de la dignité de la personne humaine est lui aussi préservé. Une loi qui porterait le délai maximal pour avorter à 30 semaines, par exemple, pourrait tout à fait être censurée, y compris avec la présente révision.


Ensuite, la rédaction proposée tend à rendre clair le fait que la décision d’avorter appartient à la femme enceinte, et à elle seule. Elle ne nécessite ni l’autorisation d’un tiers, que ce tiers soit le conjoint ou les parents, ni l’appréciation d’une autre personne. Cette liberté est strictement personnelle. Elle est d’ailleurs reconnue à toutes les femmes enceintes, et même à toute personne enceinte, sans considération de son état civil, de son âge, de sa nationalité ou de la régularité de son séjour en France.


Enfin, j’insiste sur ce point, cette rédaction ne vise pas à créer une forme de droit opposable, absolu et sans limites. Le Gouvernement n’ignore pas les difficultés matérielles et concrètes qui peuvent encore exister dans l’accès à l’interruption volontaire de grossesse, notamment dans certaines parties du territoire, mais il s’agit là d’un autre sujet, qui n’est pas d’ordre constitutionnel. Nous nous retrouvons aujourd’hui pour réviser la Constitution, et non pour voter je ne sais quelle mesure relevant du périmètre du ministère de la santé, lequel est pleinement mobilisé pour améliorer l’accès à l’IVG partout en France. Cette révision de la Constitution ne lèvera pas toutes les difficultés mais elle protégera les femmes, en France, d’une éventuelle régression brutale de leur liberté de recourir à l’avortement. C’est là la volonté exprimée par l’Assemblée puis par le Sénat ; c’est là l’objectif du Président de la République, repris par le Gouvernement.


Je veux prendre un instant pour remercier le rapporteur Gouffier-Valente, militant éclairé et infatigable du droit des femmes et partenaire hors pair dans le projet qui nous réunit aujourd’hui. Je sais que sa pédagogie a convaincu en commission, comme en témoigne l’adoption du texte.


Un dernier mot, enfin, pour répondre à un certain nombre de critiques et de craintes qui ont été exprimées. Depuis que je suis à la Chancellerie, j’ai toujours respecté les convictions de chacun sur les sujets sociétaux. J’entends et je respecte les craintes que suscite ce que certains perçoivent comme la création d’un droit absolu et sans limite. Je veux les rassurer : il n’en est rien. Il s’agit aujourd’hui de donner une protection constitutionnelle à l’état actuel de notre droit. J’ai entendu aussi la crainte du président Larcher que la Constitution ne devienne, je le cite : « un catalogue de droits sociaux et sociétaux ».


Je partage sa crainte. Oui, la Constitution doit demeurer ce qu’elle est, à savoir le recueil de nos libertés fondamentales.


Je crois donc que la liberté de recourir à l’IVG y a toute sa place.


Enfin, je veux revenir sur la question du calendrier parlementaire. Je sais l’émoi qu’a provoqué la pseudo-annonce d’une date de Congrès, avant même que les chambres ne se soient prononcées. Cela a été perçu par certains comme un manque de respect à l’égard du Parlement. Afin de dissiper tout malentendu, permettez-moi de revenir à la parole présidentielle initiale. Lors des rencontres de Saint-Denis, le Président de la République n’a jamais parlé que d’une possibilité de Congrès. Voilà les termes précis de ce qu’il proposait aux différents partis politiques : « Un examen dans chaque assemblée pourra avoir lieu au premier trimestre 2024, afin qu’un Congrès puisse être envisagé le 4 mars prochain. » Vous le voyez, il ne s’agit là que d’une possibilité.
C’est pourquoi je veux vous rassurer et vous dire que nous prendrons le temps qu’il faut pour aller au bout de cette révision, car je crois profondément que nous pouvons y arriver. Tout, j’insiste, tout dans le projet de loi constitutionnelle qui vous est présenté est fait pour que chacun puisse voter sans crainte cette écriture calibrée et soupesée.


Ce projet de révision de la Constitution constitue le point d’équilibre de nombreux travaux engagés dans les deux chambres et commencés ici même. Parce qu’elle respecte les priorités de l’Assemblée, parce qu’elle respecte le travail du Sénat, la rédaction proposée doit nous permettre de trouver une majorité dans les deux chambres et d’obtenir ensuite une majorité qualifiée au Congrès. Nos débats doivent permettre de dissiper les dernières hésitations afin que notre pays, par le vote d’une loi constitutionnelle, franchisse un pas historique pour les femmes de notre pays. La France deviendrait alors le premier pays au monde à protéger cette liberté inaliénable de la femme dans sa Constitution. Mais, avant cela, il faut que l’Assemblée adopte le texte de la manière la plus large possible. Les Français, et peut-être surtout les Françaises, nous regardent ; si nous réussissons dans ce travail, n’en doutons pas, ce sera le monde entier qui tournera son regard vers notre pays. La France aura alors été, une fois de plus, au rendez-vous de sa vocation universelle. »

Mme Aurore Bergé, ministre déléguée chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations

« L’histoire de l’avortement, c’est d’abord l’histoire du corps des femmes, qui est et a toujours été un corps politique. Un corps scruté, réglé, rangé ; un corps que la loi examine sous toutes ses coutures et auquel on n’a cessé de prescrire des façons d’être, de se tenir, de se vêtir ; un corps pour lequel des hommes réunis en assemblée ont déterminé des règles lui donnant le droit de recourir ou non à la contraception, de vivre ou de ne pas vivre sa grossesse, d’entrer dans la maternité.


Quand la loi s’est-elle penchée de cette façon sur le corps des hommes ? Quand s’est-elle interrogée sur leur sexe, est-elle entrée dans leur ventre, a-t-elle scruté jusqu’au fond de leurs entrailles ?


L’histoire de l’avortement, c’est l’histoire de celles qui ne se rangent pas parce qu’elles ne le veulent pas, parce qu’elles ne le peuvent pas. C’est celle de femmes à qui l’on réserve tous les raffinements de la douleur et de la honte. Car il n’a jamais suffi d’interdire aux femmes : encore fallait-il les faire souffrir.


L’histoire de l’avortement, c’est un cintre plongé dans un utérus, sur une table de cuisine ; ce sont des vessies et des intestins perforés ; ce sont des femmes mourant de septicémie, comme il en meurt encore 40 000 par an dans le monde à la suite d’un avortement réalisé dans des conditions indignes. Ce sont des curetages pratiqués sans anesthésie dans les hôpitaux, parce que « ça lui apprendra ». Ce sont ces gamines violées qu’on enfermait dans les couvents de la Madeleine pour « leur apprendre à aguicher les hommes ». C’est cette mère de famille épuisée que l’on embarquait au poste parce qu’elle n’avait pas voulu d’un nouvel enfant.


Dans cette histoire, des femmes ont lutté, et des hommes auprès d’elles. De grandes héroïnes comme Simone Veil et Gisèle Halimi, et à leurs côtés Lucien Neuwirth, Eugène Claudius-Petit, Jacques Chirac, des médecins et des avocats ; mais aussi des foules d’anonymes, des femmes qui se recommandaient une adresse dans le coin d’une cuisine, qui se formaient comme elles le pouvaient aux méthodes d’aspiration, qui s’entouraient et qui s’entraidaient.


Parmi elles, les plus exposées n’ont peut-être pas été celles à qui nous avons le plus rendu hommage, car la lutte pour l’avortement était aussi une lutte de classes. Qui a-t-on condamné dans les procès de l’avortement ? Les caissières, les ouvrières, les employées. Celles qui triment, qui écument et qui galèrent ; celles à qui s’imposent toujours en premier les servitudes que l’on réserve aux femmes. Et qu’en est-il aujourd’hui ? Quel soin leur apportons-nous ? Sommes-nous à la hauteur de ce qui pèse sur leurs vies et sur leurs corps ?


Quand nous avons déposé, il y a maintenant plus d’un an, une proposition de loi constitutionnelle visant à inscrire la liberté des femmes à recourir à l’avortement dans le texte fondamental et fondateur de notre République, tant de voix se sont élevées pour nous dire que c’était inutile et superflu, qu’il s’agissait d’une diversion politique visant à détourner le regard de sujets « sérieux », que ce n’était qu’un symbole pour bourgeoises en mal de combats. Eh bien oui, cette loi est un symbole ! Elle symbolise la fierté de ce que nous sommes, de ce en quoi nous croyons et de ce qui fonde le projet d’émancipation et d’égalité de notre pays.
Mais cette loi n’est pas seulement un symbole. Parce que pour trop de femmes encore, le droit à l’avortement reste entravé par des défauts d’accès à l’information, aux soins et à un accompagnement adapté ; parce qu’insidieusement, partout à travers le monde, ce droit recule ; parce que dans des sociétés qui apparaissaient comme des terres de liberté, les fractures et le repli conduisent à s’attaquer à ce qui nous semblait définitivement acquis, il n’est pas de raison de croire que ce qui arrive autour de nous ne pourra pas arriver chez nous, comme si nous étions préservés de toute régression.


Et si l’on abattait ce symbole, si ce qui a incarné au plus haut point la lutte d’émancipation des femmes en venait à tomber, alors tout le reste céderait. Je fais partie d’une génération qui croyait que l’histoire avancerait inéluctablement vers le progrès des sociétés, que les combats se gagneraient pied à pied et sans retour. L’avortement était acquis, et avec lui la libération sexuelle et l’égalité des droits, puis viendraient l’égalité des salaires, l’égalité réelle et finalement un monde où il ne serait plus question d’être une femme ou d’être un homme mais seulement d’être soi, libéré des déterminismes, des assignations, des conditionnements, des rôles imposés et de toute violence. Il suffisait que d’autres générations prennent la place et l’affaire serait réglée.


Mesdames et messieurs les députés, j’aurais voulu qu’il n’y ait plus besoin d’un ministre de l’égalité. J’aurais voulu que ce combat s’achève par la disparition de son objet. J’aurais voulu que nous puissions déposer les armes en sachant que, grâce à notre intelligence collective, nous étions parvenus à nous défaire de ces enfermements et de cette violence. J’aurais voulu que cette inscription de l’IVG dans la Constitution soit une cérémonie d’hommage, un point final, le clairon que l’on sonne après la victoire – votons, réjouissons-nous et finissons-en !


Mais ce temps n’est pas encore venu. L’histoire résiste et c’est pourquoi nous sommes ici réunis, conscients du caractère fondateur d’un tel débat et d’un tel vote. Vous vous apprêtez – du moins, je l’espère – à voter pour inscrire l’avortement dans la Constitution, à la faveur d’un projet soutenu par le Président de la République et par le garde des sceaux dès le premier jour, ainsi que par des parlementaires issus de tous les bancs, à l’Assemblée nationale comme au Sénat. Cela aurait été inimaginable il y a cinquante ans, tout comme le fait de voir une femme parler à une assemblée composée indistinctement de femmes et d’hommes et présidée par une femme.


Mais nous savons aussi désormais qu’il ne suffit pas d’un changement de génération pour acter la victoire des droits des femmes. Ce texte n’est donc pas un point final. Il est un moment que prend la République pour mettre en sécurité une liberté précieuse avant de reprendre sa marche. Mesdames et messieurs les députés, ce vote sera l’un des plus importants, l’un des plus marquants de cette législature. Je suis la fille d’une mère qui a risqué la prison et la mort pour avorter dans la clandestinité, et la mère d’une fille que je souhaite voir grandir libre, libre de disposer de son corps, d’un corps qui ne soit plus scruté, réglé, rangé.
Mesdames et messieurs les députés, dans ce débat et par vos votes, soyons tout simplement à la hauteur de nos mères et de nos filles. »

M. Guillaume Gouffier Valente, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République

Certains textes sont particulièrement attendus. Celui qui nous réunit aujourd’hui, relatif à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse, en fait partie.


À moins d’un an du cinquantième anniversaire de la loi Veil et à la suite des initiatives parlementaires qui ont été prises au début de cette législature – je tiens à saluer l’engagement et les travaux de nos collègues, notamment Mmes Battistel, Panot, Faucillon, Vogel, Rixain et M. Balanant, ainsi que notre ancienne collègue Aurore Bergé –, je salue le choix du Président de la République de remettre l’ouvrage sur le métier pour aboutir à une adoption rapide et autonome de cette révision, qui doit nous permettre d’introduire dans notre Constitution la reconnaissance de la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse et d’en assurer la protection la plus forte possible. Le Parlement a travaillé en bonne intelligence et nous nous devons de poursuivre sur cette voie.


Pour mémoire, en novembre 2022, l’Assemblée nationale a adopté une rédaction, fruit d’un consensus transpartisan, qui reconnaissait la garantie du droit à l’IVG et à un accès effectif à celui-ci. Dans la foulée, le Sénat, qui avait jusqu’alors fait valoir sa réticence à l’inscription de l’IVG dans la Constitution, a également adopté une rédaction qui était certes moins ambitieuse mais dont le sens était néanmoins clair et avait une portée historique : par ces deux votes, les deux chambres ont signalé qu’elles souhaitaient faire aboutir une révision constitutionnelle sur ce sujet.


Que les choses soient claires : si nous combattons ceux qui s’attaquent au droit à l’avortement et aux droits des femmes, nous respectons l’opinion de ceux qui s’interrogent sur l’opportunité d’inscrire le droit à l’IVG dans la Constitution. Nous le savons, réformer notre Constitution est un acte fort et exigeant. Il exprime la volonté de nous autres, constituants, d’entériner le choix du peuple présent pour le peuple futur. Réformer notre Constitution, c’est au fond consacrer le présent pour protéger l’avenir.


En outre, pour le bon déroulé de nos débats, je crois qu’il faut circonscrire le périmètre de la discussion. Je veux dire clairement, en préambule de nos débats, ce que ce projet est et ce qu’il n’est pas. Il ne s’agit pas de discuter du cadre législatif en vigueur ni de préparer de futures évolutions législatives visant à élargir la liberté de recourir à l’IVG. Il ne s’agit pas non plus de créer un droit opposable. Nos débats seront scrutés en cas de contentieux et les intentions du Gouvernement et du Parlement doivent être claires : la rédaction soumise à notre examen n’implique nullement une évolution du droit existant et ne saurait être source d’un nouveau contentieux, par exemple par voie de question prioritaire de constitutionnalité (QPC). L’avis du Conseil d’État est on ne peut plus clair sur ce point.


En revanche, le projet qui nous est soumis remplit l’objectif que nous partageons : faire en sorte qu’il ne soit pas possible de modifier la loi afin d’interdire le recours à l’interruption volontaire de grossesse ou d’en restreindre les conditions d’exercice au point qu’elle se verrait privée de toute portée.


L’adoption du texte nous paraît indispensable pour garantir la reconnaissance réelle de cette liberté et pour renforcer sa protection juridique. La Constitution recense déjà de nombreux droits et libertés, sans distinguer d’ailleurs ces deux notions – l’une valant pour l’autre –, ni dans ses préambules ni dans ses articles : laïcité, égalité entre les femmes et les hommes, interdiction de la peine de mort, libre administration des collectivités territoriales, droit d’asile et bien d’autres. Il n’y a donc pas d’incohérence ni de risque à reconnaître un nouveau droit. Au contraire, il est même de la responsabilité du législateur constituant d’en prendre la responsabilité, sans attendre que le Conseil constitutionnel reconnaisse ou non ce nouveau droit de manière prétorienne.


Ne croyons pas non plus que la protection de l’IVG par la loi suffit à nous prémunir contre tout risque d’atteinte à cette liberté. Certes, le Conseil constitutionnel a admis la conformité à la Constitution des différentes réformes concernant l’interruption volontaire de grossesse. Il a considéré que le législateur avait toujours respecté l’équilibre entre la liberté de la femme, telle qu’elle découle de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation.


Notons cependant trois limites à cette protection. Premièrement, s’il admet sa constitutionnalité, le Conseil constitutionnel n’a jamais reconnu l’interruption volontaire de grossesse comme un droit ou une liberté fondamentale en soi, comme il a pu le faire dans d’autres cas, par exemple à propos de la liberté d’enseignement. Deuxièmement, il n’a jamais eu à se prononcer sur une restriction du droit à l’IVG, et on peut s’interroger sur sa capacité à déclarer inconstitutionnelles de telles dispositions sur le fondement de l’équilibre qu’il a défini, qui repose sur une interprétation déjà extensive de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Troisièmement, le Conseil reconnaît au législateur un large pouvoir d’appréciation sur cette question, ce qui est bien normal compte tenu du silence des textes constitutionnels en la matière.


C’est cette ambiguïté, cette incertitude que nous souhaitons lever, sans priver le juge constitutionnel de son office. La modification de l’article 34 de la Constitution renvoie explicitement à la prérogative du législateur chargé d’encadrer cette liberté, qui ne saurait être absolue. L’ajout du mot « garantie », principale évolution par rapport à la rédaction du Sénat – très largement reprise par ailleurs –, doit renforcer la protection de cette liberté, désormais de rang constitutionnel, contre d’éventuelles atteintes à l’avenir. À l’inverse, la suppression du mot « garantie » rétablirait une incertitude quant à l’intention du constituant, elle pourrait même indiquer que celui-ci n’a pas souhaité garantir ce droit, ce qui serait contre-productif. C’est pourquoi nous resterons impérativement attachés à ce mot.


Plus largement, je pense, chers collègues, que la rédaction actuelle du projet de loi constitutionnelle est la plus robuste et la plus opportune, sur le plan juridique, de celles qui ont été proposées. Compte tenu des auditions que j’ai menées et de l’avis du Conseil d’État, qui a été particulièrement positif à ce sujet, mais aussi des travaux de nos collègues sénateurs et des discussions qui ont été les nôtres en commission des lois mercredi dernier, je défends la position selon laquelle cette rédaction est suffisamment précise et ne crée aucune ambivalence concernant l’objectif que nous poursuivons.


L’emplacement retenu, à l’article 34 de la Constitution, fait sens au regard de notre histoire constitutionnelle et de son évolution. Cela ne diminue en aucune manière la portée de la liberté ainsi garantie. Une telle rédaction est enfin de nature à garantir une protection qui respecte le choix individuel de chaque personne souhaitant recourir à une interruption volontaire de grossesse.


Je pense par ailleurs que la rédaction retenue est susceptible d’aboutir un accord avec nos collègues sénateurs, car elle se fonde sur les travaux de qualité qu’ils ont menés sur le sujet au début de l’année 2023, et qui ont ouvert le chemin vers la présentation de ce projet de loi constitutionnelle. C’est la raison pour laquelle je n’ai pas déposé le moindre amendement, comme en commission des lois ; je vous inviterai donc à retenir la rédaction qui nous est proposée et qui a d’ailleurs été largement adoptée par les commissaires aux lois, sans modification, le 17 janvier dernier.


Je note également que lors de nos débats en commission, la majorité des députés a exprimé son attachement à travailler à la construction d’un accord avec le Sénat. J’en veux pour preuve le débat que nous avons eu à propos d’amendements visant à rétablir les rédactions initiales des différentes propositions de loi ayant trait à ce sujet ; leur examen nous a permis d’avoir un débat juridique abouti, avant qu’ils ne soient retirés au profit de la rédaction initiale du présent projet de révision constitutionnelle.


Bien entendu, les débats qui vont s’engager demeurent d’une importance considérable. Comme lors de la commission, ils nous permettront de mettre en lumière l’objectif poursuivi et les choix juridiques qui ont conduit à cette rédaction, et je salue le fait qu’à l’exception de quelques-uns, tous les amendements déposés ont un rapport avec le projet de révision de la Constitution qui nous est soumis.


Cette révision intervient dans un contexte inquiétant pour celles et ceux qui défendent les droits des femmes. Rappelons qu’en Europe et aux États-Unis, ce droit est menacé. L’arrêt de la Cour suprême américaine, véritable électrochoc, nous a rappelé que, même dans un pays aussi développé et attaché aux libertés que les États-Unis, un recul du droit à l’IVG est possible. Leur situation juridique n’est pas comparable à celle de notre pays, mais force est de constater que ce droit, comme le disait Simone de Beauvoir, n’est « jamais acquis », et qu’il « suffira d’une crise […] pour que les droits des femmes soient remis en question ».


En Pologne, en Hongrie, les gouvernements ont élevé de nouvelles barrières à l’accès à l’IVG, comme l’obligation d’écouter le cœur du bébé ou l’interdiction d’avorter en cas de malformation du fœtus. Le droit européen n’apporte d’ailleurs aucune garantie en la matière, car la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de justice de l’Union européenne laissent une grande marge d’appréciation aux États.


Les militants dits antichoix sont très actifs en France et reçoivent d’importants financements. Les entraves prennent des formes de plus en plus pernicieuses : certaines plateformes vont jusqu’à créer des numéros verts afin de se faire passer pour des organismes publics et de dissuader ensuite les femmes qui les appellent.
Les attaques à l’encontre du droit à l’avortement nourrissent le débat public, comme en témoignent d’ailleurs certains amendements dont nous aurons à discuter aujourd’hui. Ne croyons donc pas que la France est complètement imperméable à ce risque. C’est précisément parce que ce droit est encore solidement ancré en France qu’il faut le protéger : je le redis à cette tribune, on ne prend pas une assurance quand la maison brûle.
Par cette révision, enfin, la France enverrait un message fort dans le monde entier en devenant le premier pays à reconnaître l’interruption volontaire de grossesse dans le texte de sa Constitution – qui a servi de modèle à tant de pays à travers l’histoire.


En somme, ce texte, d’une certaine manière, c’est rien et tout à la fois : il n’est rien, parce qu’il ne bouleverse pas le droit existant ; mais il est tout, parce qu’il crée un bouclier pour le futur en érigeant la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse, c’est-à-dire la liberté de disposer de son corps, parmi les libertés fondamentales devant être garanties par un État de droit au XXIe siècle. Cette reconnaissance, je le crois, viendra renforcer notre démocratie. »

M. Sacha Houlié, président de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République

« C’est un jour important pour notre assemblée : nous examinons le projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse. Si notre assemblée vote ce texte, si le Sénat l’approuve dans les mêmes termes, si le Parlement réuni en Congrès l’adopte, alors la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse sera inscrite dans notre Constitution : la France deviendra le premier pays au monde à la garantir à ce niveau. Si notre assemblée vote ce texte, si le Sénat l’adopte dans les mêmes termes, si le Parlement réuni en Congrès l’approuve, ce sera la première révision constitutionnelle adoptée depuis près de seize ans.


Si le conditionnel est de rigueur, c’est parce qu’il faut mesurer combien le parcours d’un projet de révision constitutionnelle est difficile. Celui du texte qui nous occupe a débuté il y a plusieurs mois grâce aux deux propositions de lois constitutionnelles défendues tant par la majorité – par la voix de Mme Bergé – que par l’opposition – par la voix de Mme Panot. Ce fut l’ébauche du consensus que nous devons concrétiser aujourd’hui, malgré des résistances anciennes.


Pour parvenir à réformer la Constitution, il faut en effet un consensus. Nous l’avions trouvé ici même en novembre 2022. Le Sénat, de son côté, avait adopté une autre rédaction, sans remettre en cause le principe consistant à garantir aux femmes la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse en l’inscrivant dans la Constitution. Le projet de loi présenté par le Gouvernement opère une synthèse qui permet cette révision : consécration de la liberté de la femme et du rôle prépondérant du législateur pour l’encadrer, recours garanti à cette liberté pour se prémunir de toute régression, inscription littérale de l’interruption volontaire de grossesse au cœur de la Constitution.


Les travaux menés la semaine passée par la commission des lois, éclairés par l’avis du Conseil d’État, ont, je le crois, permis à chacun de mesurer les enjeux et de lever les dernières réserves – pour celles qui étaient sincères. Certains ont, à cette occasion, raillé le caractère symbolique d’une telle révision constitutionnelle. Mais si celle-ci n’est que symbolique, pourquoi s’y opposer ?


La vérité, c’est que réviser la Constitution est tout sauf symbolique. La révision de 2007 constitutionnalisant l’interdiction de la peine de mort n’était pas symbolique. La protection d’une liberté fondamentale n’est pas symbolique. De même, le caractère indivisible, laïc, démocratique et social de notre République, l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion et le respect de toutes les croyances mentionnées à l’article 1er de notre Constitution, ne sont pas des symboles mais des droits garantis, auxquels le rang constitutionnel confère la plus haute protection qui soit, pour les mettre à l’abri de toute menace.


Car l’interruption volontaire de grossesse – comme plusieurs droits fondamentaux, d’ailleurs – est remise en cause dans le monde. La France n’étant pas isolée, hermétique au monde ou autarcique, rien ne la prémunit par principe des mouvements conservateurs et réactionnaires, pro-vie et anti-IVG. En l’état du droit, qui pouvait prédire avec certitude l’adoption, par la Cour suprême des États-Unis, de l’arrêt Dobbs du 24 juin 2022, par lequel elle a rompu avec cinquante-neuf ans de reconnaissance du droit à l’avortement à l’échelle fédérale ? Qui peut sereinement observer la Hongrie et la Pologne, pourtant membres de l’Union européenne, restreindre avec force le recours à l’IVG en obligeant les femmes à écouter le cœur du fœtus ou en interdisant les avortements en cas de malformation ? Nul besoin pour les détracteurs de l’IVG, dans ces pays, de dénoncer la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ou de la Cour de justice de l’Union européenne : ni l’une ni l’autre ne protègent ce droit, car elles considèrent que son application relève de la libre appréciation des États.


Aussi vrai soit-il qu’en France, l’avortement est largement soutenu par la population comme par les associations, les mouvements antichoix sont bien présents et se sont sinistrement rappelés à la mémoire de chacun en dégradant plusieurs accueils du Planning familial, dont je souligne ici l’importance et le rôle indispensable. (Applaudissements sur les bancs du groupe Écolo-NUPES, sur plusieurs bancs des groupes LFI-NUPES et SOC et sur quelques bancs du groupe RE.) Aussi vrai soit-il qu’en France, la loi reconnaît le droit de recourir à l’IVG, aucune règle constitutionnelle ne protège pour l’heure cette liberté : le Conseil constitutionnel ne l’a jamais consacrée et n’a jamais estimé qu’elle était garantie aux femmes.


La conformité de l’IVG à la Constitution ne résulte pas même d’un principe constitutionnel spécifique, mais de l’équilibre entre la liberté de la femme – appréciée à l’aune d’une interprétation extensive de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – et de la sauvegarde de la dignité de la personne humaine. À titre de rappel – pour ceux à qui cela échapperait dans les prochains jours –, le Conseil constitutionnel lui-même estime, depuis sa décision relative à l’IVG du 15 janvier 1975, qu’il ne dispose pas d’un « pouvoir général d’appréciation et de décision identique à celui du Parlement ». Autrement dit, seul le Parlement agissant en constituant peut élever la protection du recours à l’IVG au rang de principe constitutionnel.


Nous voilà donc placés devant une responsabilité importante et, au vu de la marche du monde, peut-être historique. La main de celles et ceux qui nous ont précédés, comme Simone Veil, n’a pas tremblé quand il a fallu adopter la loi de 1975. La voix de celles et ceux qui se sont battus ne s’est jamais tue lorsque, comme l’a fait Gisèle Halimi, il a fallu chèrement « choisir la cause des femmes ».


La nôtre ne doit donc pas manquer au moment de garantir constitutionnellement le recours à l’interruption volontaire de grossesse. »

Mme Véronique Riotton, présidente de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes

« C’est avec émotion et détermination que je me tiens ici devant vous, cinquante ans après le discours de Simone Veil à cette même tribune, pour garantir la pérennité du droit à l’interruption volontaire de grossesse. En cet instant, j’ai une pensée pour toutes les femmes, connues et inconnues, qui ont œuvré pour faire inscrire dans la loi ce droit fondamental à disposer de son corps, pour toutes celles et ceux qui accompagnent au quotidien les femmes qui ont recours à l’avortement, et aussi pour toutes les Françaises de notre pays qui nous écoutent, avec attention et emplies d’espoir. Comme le disait Simone Veil, « il suffit d’écouter les femmes », premières concernées par l’IVG. Or 80 % des Françaises et des Français sont en faveur de la constitutionnalisation de ce droit. Écoutons-les.


Je le répéterai autant de fois que j’en aurai la force : n’en déplaise à certains dans cet hémicycle, le droit à l’avortement n’est pas une simple tolérance ou une grâce faite aux femmes. L’IVG est un droit humain fondamental : celui de disposer librement de notre corps et de choisir si, oui ou non, nous voulons poursuivre une grossesse. Les droits sexuels et reproductifs sont le socle de tous les droits des femmes. Comme le disait Gisèle Halimi, « il y a dans le droit à l’avortement de la femme une revendication élémentaire, physique, de liberté ».


Je sais que certains d’entre vous, minoritaires, s’interrogent légitimement sur la nécessité de constitutionnaliser ce droit. À ceux qui doutent, je rappelle que l’histoire du droit à l’avortement est jalonnée de victoires, mais aussi de régressions. Qui aurait pu penser, il y a deux ou trois ans, que ce droit serait torpillé aux États-Unis ? Certains me rétorqueront qu’on n’écrit pas la loi en fonction de la situation internationale. À ceux-là, je veux répondre deux choses.


Premièrement, je l’affirme : les mouvements antichoix sont parmi nous. Il n’y a qu’à voir les votes au sein de cet hémicycle, entendre certains propos tenus en commission des lois ou encore constater la mobilisation grandissante autour de la « marche pour la vie » pour se rendre compte que le droit à l’IVG n’est pas une évidence pour tout le monde.


Deuxièmement, c’est précisément parce que le droit à l’IVG n’est pas encore remis en cause en France que nous pouvons et devons l’inscrire dans la Constitution dès maintenant. Soyons humbles : reconnaissons que ce droit qui nous est cher pourrait disparaître. En Europe, on l’observe déjà : les forces politiques qui y sont opposées le remettent clairement en cause dès leur arrivée au pouvoir. Ce qu’une simple loi ordinaire nous a permis d’obtenir il y a cinquante ans, une simple loi ordinaire pourrait le défaire. Ayons la modestie de reconnaître que ce qui arrive chez nos voisins italiens, hongrois ou polonais – qui n’habitent pas des contrées exotiques et lointaines, contrairement à ce qu’on a pu entendre en commission – peut aussi arriver en France.
L’avis du Conseil d’État est très clair et doit servir de base à nos débats : personne ni aucun texte ne peut présentement garantir l’intangibilité du droit de recourir à l’IVG. Que celles et ceux qui refusent d’intégrer le droit à l’IVG dans notre Constitution parce qu’ils estiment qu’il n’est nullement menacé regardent autour d’eux, qu’ils regardent à l’horizon ! Pouvez-vous assurer aux générations futures qu’elles auront accès aux mêmes droits que nous ? Pouvez-vous le leur garantir ? Nous connaissons tous la réponse. Le sujet est trop grave pour ne pas faire preuve d’honnêteté intellectuelle.


Vous qui clamez que les conditions d’accès à l’IVG sont prioritaires, comment justifiez-vous avoir déposé des amendements visant à affaiblir le droit actuel ? Comment expliquez-vous aux Françaises et aux Français votre volonté de réduire de quatorze à dix le nombre de semaines durant lesquelles il est possible d’avorter ? Comment justifiez-vous votre volonté de dérembourser l’IVG ? Et la liste ne s’arrête pas là : en prétendant créer un nouveau droit à « la protection de la vie à naître », vous reprenez les mots des antichoix qui ont défilé ce dimanche dans la rue. Quel choc en lisant vos amendements !


Quelle vision avez-vous, ou plutôt vous faites-vous du droit à l’avortement et des femmes ? Que les femmes seraient trop légères lorsqu’elles ont recours à l’avortement ? Qu’elles ne seraient pas capables de faire ce choix libre et éclairé ? Ces sous-entendus sont d’une violence extraordinaire pour les personnes concernées ; j’ai une pensée pour toutes celles d’entre nous, au sein même de cet hémicycle et au-delà, qui ont eu recours à l’IVG. Disons les choses clairement : ce discours qui vise à culpabiliser les femmes témoigne d’une vision paternaliste et rétrograde qui n’est l’alliée ni des femmes ni de leurs libertés. Vous faites croire qu’il n’existe aucune menace contre le droit à l’IVG, mais vous incarnez vous-mêmes cette menace : vos amendements sont la preuve flagrante de la nécessité de constitutionnaliser le droit à l’IVG.


Chers collègues, n’attendons pas que le droit à l’IVG soit en danger pour agir : agissons maintenant pour qu’il ne soit jamais menacé. Mon cœur, mon corps, mon choix. Constitutionnalisons le droit à l’IVG. »

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